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DU DROIT COMPARÉ À LA SCIENCE POLITIQUE COMPARATIVE
Je pense quil faut distinguer tout dabord le « droit comparé » de la science politique comparative. Le droit comparé est une discipline bien plus ancienne, qui sest épanouie dans le cadre dun système international fondé sur la coexistence pas toujours harmonieuse dentités bien définies, les États-nations. Le tout premier rôle des professeurs de droit était dexposer les arcanes du droit national existant pour le bénéfice de leurs étudiants, de façon à ce que ceux-ci puissent lutiliser efficacement dans leur carrière professionnelle ultérieure dont on nimaginait guère quelle pût sexercer dans un autre pays. Ce type denseignement du droit était fort pragmatique, généralement peu préoccupé par ce quon appelait « les idées générales ».
Par bonheur, les programmes denseignement en droit constitutionnel comportaient une dimension plus large qui débordait le cadre national. Tout en maîtrisant prioritairement les paramètres de la constitution nationale, les étudiants devaient acquérir une connaissance au moins générale des grands systèmes constitutionnels étrangers. Par conséquent, les manuels comportaient des développements souvent substantiels sur lAngleterre, les Etats-Unis, la France.
Cest par cette ouverture que se sont engouffrés des esprits plus curieux que la moyenne. On est agréablement surpris, à distance, de constater la qualité documentaire de nombre de recherches en droit public comparé menées au début du 20ème siècle. Sur des enjeux comme les référendums, la représentation proportionnelle, les chambres hautes, on dispose détudes touchant de nombreux pays.
Un trait commun à la plupart de ces études : leur caractère essentiellement descriptif. Les juristes exploraient les solutions existant dans dautres pays et les décrivaient de la façon la plus complète possible, eu égard aux limites de la documentation existante et aux obstacles linguistiques. Parfois, un système constitutionnel national était examiné sous toutes ses coutures, et parfois on avait droit à la juxtaposition détudes nationales portant sur une pièce particulière du dispositif institutionnel le droit de dissolution, la position du chef de lÉtat. Mais on ne cherchait pas à expliquer les variations constatées. Assez souvent, on glissait de la description à la prescription, lexamen comparatif servant à porter aux nues ou à discréditer une solution particulière.
Autre faille du droit constitutionnel comparé traditionnel, sa tendance à privilégier le texte au détriment du contexte, à ignorer dans la comparaison des différents dispositifs institutionnels non seulement le contexte social, économique, culturel particulier dans lequel sinscrivent les institutions, mais aussi le facteur partisan (parti unique ou pluralisme partisan, bipartisme ou multipartisme). Dans le Dictionnaire encyclopédique Quillet de 1938, on trouve un intéressant tableau comparatif des régimes politiques en vigueur dans le monde dalors. Laccent est mis sur des variables comme le caractère monarchique ou républicain du système, sa forme fédérative ou unitaire, le nombre de chambres législatives quon y trouve. Quelques perles parmi dautres : Les Etats-Unis et lAllemagne de Hitler se retrouvaient dans une même catégorie, celle des « républiques fédérales bicamérales », alors quau sein des « royaumes sans constitution écrite », lAngleterre voisinait lArabie Saoudite! (haut de page)
Les juristes sont, bien sûr, depuis longtemps revenus de cette cécité particulière, si tant est quils y aient tous succombé, ce qui fut loin dêtre le cas. Les préoccupations de la science politique sont dun ordre différent. Bien que la description y sera toujours utile, et que la prescription séduira toujours lanalyste tenté par la politique, la science politique ambitionne surtout dexpliquer comment fonctionne lunivers politique. Le rêve dun politologue est délaborer une théorie qui facilite lintelligence dun phénomène politique parce quelle identifie de façon convaincante des régularités dans le comportement humain, régularités qui sapparenteraient dans leur rigueur aux lois élaborées par les sciences de la nature.
Parmi les grands champs détude de la science politique, on trouve le Comparative Politics, la « politique comparée ». Lexpression nest pas dénuée dambiguïté. Par exemple, dans la bouche dun politologue américain, Comparative Politics soppose à American Politics, et signifie souvent , en pratique, Politics in Countries outside the United States! Idéalement, cependant, la politique comparée cherche à définir des généralisations valables dans le temps et dans lespace sur la base dune analyse approfondie couvrant plusieurs pays, incluant ou non les Etats-Unis. Le fédéralisme comparé est une branche de la politique comparée qui se concentre sur les divers modes dassociation entre États tels quils existent, ont existé ou même pourraient exister dans le monde.
MOTIVATIONS DES COMPARATISTES
Pourquoi comparer les fédérations entre elles? Une première motivation est dordre politico-éthique. Nous sommes tous à la recherche de ce que Raymond Aron appelait « le régime politique le meilleur », chacun ayant bien sûr sa propre conception en ce domaine. Lexamen des autres pays peut nous aider à trouver une inspiration permettant de résoudre nos propres problèmes. Tous les constituants ont beau dire que leur pays doit se doter dinstitutions politiques bien à lui, approprié aux conditions locales, ils ne manquent pas eux-mêmes de citer des expériences étrangères à lappui de leurs propositions, commandent souvent des études de droit comparé, et dans les textes dont ils accouchent, les inspirations étrangères ne sont souvent pas très difficiles à déceler par lil averti. Les pays ne vivent pas en vase clos, limagination politique nest pas illimitée. Confrontés à un obstacle institutionnel, les réformateurs cherchent chez leurs voisins une formule qui leur permettra de vaincre cet obstacle. Lexistence dans des pays importants dune telle formule devient un argument pour faire accepter celle-ci chez soi.
La deuxième motivation qui sous-tend les études comparatives est dordre proprement scientifique. Elle se manifeste par des généralisations descriptives, mais aussi par des études visant à répondre à des questions plus complexes. (haut de page)
On peut dresser des généralisations descriptives. Les secondes chambres existent-elles dans toutes les fédérations? Si oui, est-il universellement admis que les États membres doivent y être représentés sur un pied dégalité? Est-il courant que les gouvernements des États membres y soient directement représentés? Est-il (statistiquement) normal dexiger que la composition de lexécutif fédéral reflète le partage de la population entre les États membres? Que sa fonction publique fasse de même? La Cour suprême est-elle désignée dun commun accord entre les deux ordres de gouvernement? Le droit de sécession unilatérale est-il couramment reconnu? Les institutions politiques des États membres suivent-elles partout le modèle fédéral? Est-il courant pour le gouvernement central de verser des subventions conditionnelles aux gouvernements des États membres? Les États membres ont-ils un accès égal aux divers champs de taxation? Un gouvernement a-t-il le monopole des pouvoirs fiscaux, quitte à devoir redistribuer une partie du produit à lautre? Les gouvernements ou les Parlements des États membres sont-ils associés au processus de révision constitutionnelle? Celui-ci comporte-t-il obligatoirement des référendums? Est-il courant pour un État membre de disposer dun veto sur les modifications constitutionnelles souhaitées par tous les autres, ou de pouvoir se retirer à volonté du champ dapplication dune modification sil le désire? Le fédéralisme asymétrique est-il courant? La population des fédérations est-elle toujours multilingue ou multiethnique? La capitale fédérale forme-t-elle une juridiction distincte des États membres? Les fédérations sont-elles toutes décentralisées au même degré?
On peut aussi chercher, sur la base de létude comparée des fédérations, à répondre à des questions plus complexes. Les fédérations multilingues sont-elles vouées à léclatement ou, au contraire, à lécrasement des communautés linguistiques minoritaires? Le nombre dÉtats membres a-t-il une incidence sur le fonctionnement et la survie des ensembles fédéraux? En comparaison avec les États unitaires, les pays fédéraux tendent-ils à être plus démocratiques, plus respectueux des libertés, plus vastes, plus peuplés, plus prospères, moins enclins à accumuler les déficits budgétaires? Sont-ils de meilleurs gestionnaires de léconomie? Considérant le background colonial de nombreuses fédérations, peut-on croire que certains colonisateurs ont légué une mentalité plus favorable au fédéralisme que dautres?
QUESTIONS MÉTHODOLOGIQUES
Dans la tradition intellectuelle dans laquelle jai été formé, une revue de la littérature existante constitue un préalable indispensable à la recherche. On doit faire linventaire des principaux écrits sur la question à létude et on recense les explications éventuellement offertes par les auteurs. Ensuite, on élabore des hypothèses et on les soumet à lanalyse comparative pour voir si elles tiennent la route.
Le langage utilisé dans les constitutions nationales peut poser problème, dans la mesure où des termes différents désignent parfois des choses semblables. Aux Etats-Unis par exemple, ladoption par les deux chambres du Congrès dune révision constitutionnelle constitue une « proposition » destinée à être subséquemment « ratifiée » par un nombre déterminé de législatures dÉtat. Par contre, en Belgique, une proposition est un texte législatif déposé par un parlementaire qui nest pas ministre. Il faut donc que lanalyste crée un vocabulaire qui transcende les particularités nationales, ce qui nécessite une maîtrise approfondie desdites particularités. (haut de page)
Les politologues disposent dindicateurs permettant de répondre à des questionnements complexes susceptibles de susciter des réponses diverses. Comment par exemple déterminer si un pays est démocratique ou ne l'est pas? En grand nombre, les praticiens se tournent vers lannuaire édité par Freedom House depuis 1972. Cette organisation américaine a élaboré une batterie de critères visant à jauger pour un pays, durant lannée civile précédant la publication, de létendue respective des DROITS POLITIQUES et des LIBERTÉS CIVILES. Une note distincte est décernée au même pays pour chacune de ces deux rubriques. Les cotes varient de 1 à 7, la cote 1 étant réservée aux pays où les droits politiques ou les libertés civiles, sont le mieux respectées, et la note 7 létant aux pays où ils sont le moins respectés, avec bien sûr toute la gamme des situations intermédiaires. Par la suite, on détermine si un pays est « libre », « partiellement libre » ou « non libre » selon la moyenne arithmétique des deux cotes qui lui ont été attribuées. Une moyenne allant de 1 à 2,5 vaut létiquette « libre », entre 4,5 et 7 on est « non libre », et entre les deux on est « partiellement libre ». Lorsquil sagit de distinguer les fédérations démocratiques de celles qui le sont moins ou ne le sont pas, cet outil largement utilisé dans la littérature savère indispensable. Il ne paraît pas trop tributaire des jugements de valeur de la diplomatie américaine, comme en fait foi le classement parmi les régimes autoritaires de nombreux pays avec lesquels les Etats-Unis entretiennent des relations par ailleurs plus que cordiales.
Pour jauger le niveau de développement social et économique des pays, on sen remet de plus en plus à lIndice de Développement Humain (IDH) élaboré par le Programme des Nations-Unies pour le Développement. A chacun des quelque 170 pays couverts par cette étude annuelle, lorganisme attribue une cote globale établie à poids égal sur la base de trois indices : le revenu réel ajusté per capita, mais aussi lespérance de vie et le taux de scolarisation. Les cotes nationales sont ensuite comparées entre elles et chaque pays se voit attribuer un rang. Plus le rang est élevé, plus le pays est considéré ayant un développement humain élevé.
Il existe aussi des indices de centralisation financière. LOCDE calcule annuellement la part des revenus de taxation que contrôle le gouvernement central dans les pays membres. On peut ainsi déterminer si une fédération est fiscalement centralisée. La Banque mondiale a développé de semblables indicateurs.
LES OBSTACLES À UNE ANALYSE COMPARATIVE SCIENTIFIQUE.
a) Le problème de la connaissance inégale.
La pauvreté des connaissances accumulées sur plusieurs pays constitue un obstacle sérieux à lanalyse comparative des fédérations. Il sagit là dun problème qui afflige les études de politique comparée dans leur ensemble. Certains pays ont fait lobjet dune littérature immense, quoique souvent répétitive, alors que sur dautres, on est réduit à quelques grenailles. Dans cette course à létude, les grands pays ont la partie plus facile que les autres. LAngleterre a longtemps été, bien au-delà des limites de son vaste Empire, une source dinspiration. Les États-Unis, la France, lAllemagne depuis une vingtaine dannées, sont devenus à leur tour des modèles. De façon générale, la palme revient aux grands pays qui dominent la scène mondiale plutôt quaux petits pays, aux régimes politiques stables dans le temps plutôt quà ceux qui ont connu des révolutions. (haut de page)
Il en est de même pour les fédérations. Si on dispose dune littérature considérable sur les fédéralismes américain, canadien, australien, nombre de fédérations ont été peu ou pas explorées. Vieux de plus de 80 ans, malgré un fonctionnement un peu discontinu, le fédéralisme autrichien a fait lobjet de très peu de travaux en anglais ou en français. Cest aussi le cas, pour des raisons évidentes, des fédérations de fraîche date (Éthiopie, Afrique du sud), des petits pays fédéraux (St-Kitts & Nevis, les Émirats arabes unis, les îles Comores, la Micronésie) et de façon plus générale des fédérations dans les pays en voie de développement. Et puis, il faut bien le dire, la demande de recherche génère loffre. Les fédéralismes dont le fonctionnement est cahoteux suscitent plus détudes que ceux qui fonctionnent sans heurts importants depuis plusieurs générations.
b) La distance entre les textes constitutionnels et la pratique politique
La rareté des informations disponibles sur nombre de pays fédéraux expose lanalyste à toutes les erreurs de perspective que génère le formalisme constitutionnel. Pour bon nombre de pays, la seule documentation disponible est la constitution du pays, un type de document qui depuis des générations est accessible dans une langue scientifique majeure. Ce document fournit des indications intéressantes, sauf que dans bien des cas on risque den être le prisonnier, alors que dans les fédérations qui ont été davantage étudiées, une littérature plus abondante permet de mesurer la juste portée de certaines dispositions constitutionnelles. Imaginons par exemple un analyste dont la seule source de documentation sur le fédéralisme canadien serait la Loi constitutionnelle de 1867 : il en retirerait limage dun État quasi unitaire où le gouvernement fédéral peut entre autres annuler toutes les lois des provinces dans la plus stricte légalité, alors que dans la pratique la dernière utilisation de ce pouvoir remonte à 1943! Que les membres de la seconde chambre autrichienne soient désignés par les parlements des Länder paraît à première vue faire de cette chambre un instrument des Länder : en pratique, on observe que les parlementaires ainsi désignés sestiment redevables au parti auquel ils appartiennent plutôt quau Land pour lequel ils siègent.
Utilité du fédéralisme comparé
Lavantage de telles recherches est souvent de dissiper des mythes colportés par des politiciens ou des essayistes engagés. Ceux-ci ont tendance à partir de postulats empiriquement faux pour justifier leurs demandes. Certains postulats théoriques classiques, comme la nécessité dune seconde chambre dans une fédération, sont assez bien corroborés dans la pratique. Mais peut-on soutenir, à linstar dun politicien terre-neuvien, quune fédération doit avoir un Sénat où les provinces détiennent un nombre égal de sièges? Le principe est intéressant, mais dans lunivers réel il tient mal la route et semble découler dune connaisance pour le moins parcellaire de la réalité des fédérations : le Canada, bien sûr, mais aussi lAllemagne, lAutriche, la Suisse, lInde, la Belgique et lÉthiopie dérogent à cette règle. Est-il scandaleux quune révision constitutionnelle ne soit pas entérinée par l'une des provinces, comme ce fut le cas au Canada en 1982? L'unanimité n'est requise que dans les fédérations comptant seulement deux partenaires, ou pour des objets très circonscrits, mais dans limmense majorité des cas elle ne constitue pas une exigence courante. Le pouvoir fédéral de verser des subventions conditionnelles aux provinces est contraire au principe théorique de lautonomie sectorielle de celles-ci, mais que penser du principe si presque toutes les fédérations le contredisent dans la pratique? (haut de page)
CONCLUSION
En terminant, je voudrais parler des limites de lanalyse comparative. Elles nous éclairent sur ce qui est, laissant entière la question de ce qui doit être. On ne peut pas trancher un dilemme éthique de façon convaincante sur la fois dun recensement statistique. Le suffrage féminin est maintenant un principe universellement accepté dans les pays démocratiques. Il y a à peine un siècle, il nexistait que dans quelques colonies britanniques des Antipodes ou États de lOuest américain. On peut démontrer que la fédération canadienne, loin dêtre un État quasi-unitaire ou « impérial », est relativement décentralisée en comparaison de la plupart des autres fédérations. Cette considération laissera indifférent celui qui croit que la fédération est trop centralisée à son goût. Les études de fédéralisme comparé ne permettront jamais dindiquer quel régime est le meilleur. Elles ont cependant lutilité de mettre les choses en perspective, quitte à mécontenter certains analystes plus engagés.
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